L’île de Sein, petit bout de terre au large du Finistère balayé par les vents et les marées. Idéal pour produire de l’énergie. Pourtant, comme les autres zones non interconnectées (ZNI), c’est-à-dire non reliées au réseau national d’électricité, elle dépend entièrement du fioul pour se chauffer, s’éclairer ou désaliniser l’eau. Une ressource fossile, polluante et qui génère d’importants coûts de production. La société Île de Sein Énergie (IDSE) entend donc proposer une transition énergétique radicale. Avec un objectif aussi simple qu’ambitieux : passer au 100 % renouvelable. (1)

À la tête de cette entreprise, un quadragénaire aux bouclettes argentées, Patrick Saultier. Entrepreneur, ingénieur et élu local. Trois casquettes pour un même combat : promouvoir des projets participatifs dans les énergies renouvelables. Un Breton têtu, originaire de l’Ille-et-Vilaine, qui s’est pris d’affection et d’enthousiasme pour le projet de l’île de Sein. « En 2011, j’apprends que le premier adjoint de l’île veut mettre du renouvelable, mais qu’il ne sait pas comment faire », raconte Patrick Saultier. Ça tombe bien, lui s’y connaît. En tant que conseiller municipal de Plélan-le-Grand, il a initié un projet similaire. En 2003, une douzaine d’habitants décide de créer une société locale, Brocéliande Énergies Locales, pour implanter des éoliennes sur la commune. Ils sont rapidement rejoints par d’autres citoyens, qui mettent la main à la poche et investissent dans la coopérative. Plus de dix ans plus tard, les résultats parlent d’eux-mêmes : les six machines installées couvrent la totalité des besoins en électricité des 3500 habitants. La commune est donc théoriquement autonome.

Au départ du projet l’arrivée de l’ingénieux entrepreneur galvanise les habitants de l’île. Ils préparent le projet, créent une société, cherchent des soutiens… en secret, pour ne pas attirer l’attention du géant électrique. Puis au bout d’un an, EDF est mise au courant, et les difficultés commencent. Le maire, d’abord soutien du projet, devient opposant. Certains habitants, amers, soupçonnent des pressions : la Société nationale de sauvetage en mer (SNSM) aurait ainsi reçu, après demande de la mairie de Sein, 25 000 € de subventions, de la part d’EDF. Dans les rues, on commence à murmurer, à douter. Mais qui est ce Patrick Saultier, « un gars pas d’ici », à la fois consultant et directeur général d’IDSE ?

En tant que tel, ce que propose IDSE est inacceptable pour l’entreprise. Car l’idée va bien plus loin que construire une ou deux éoliennes et signer un contrat de rachat. Les citoyens réclament la maîtrise du réseau pour pouvoir être vraiment indépendants.

Nous voulons bénéficier d’une sorte de régie locale, précise Patrick Saultier. »

Or depuis les années 1950, de telles concessions sont devenues rarissimes, voire impossibles. « EDF gère 95 % du réseau, tout est entre ses mains. ». Quelques citoyens réclament la maîtrise de leur réseau : quelle honte, quel scandale…

Alors, pour freiner ces velléités d’indépendance, EDF assène : « 100 % de renouvelable, c’est irréalisable. ». On avance l’épouvantail des coupures intermittentes. Tiens donc, allez, partons pour un petit voyage sur l’île de Hierro, dans l’archipel des Canaries, territoire espagnol. Là-bas, les électrons étaient tout autant disputés, pour ainsi dire. Eh bien, les habitants de l’île ont réussi leur autonomie énergétique.

Alpidio Armas, président de la région autonome espagnole d’El Hierro, a inauguré en juin 2014 la centrale hydroéolienne qui permet aujourd’hui à l’île d’être autonome énergétiquement. La centrale Gorona del Viento associe cinq éoliennes et deux bassins, l’un à 700 mètres au-dessus du niveau de la mer, l’autre 650 mètres plus bas. Le parc éolien et l’énergie hydraulique se compléteront pour couvrir l’intégralité des besoins énergétiques de l’île. La centrale fournira également toute l’énergie nécessaire aux usines de dessalement de l’eau de mer.

Prendre son destin en main ou bien devenir autonome signifia pour la population faire le choix de l’indépendance énergétique. Un parti insulaire, membre de la Coalition Canarienne qui gouverne la région autonome de l’archipel, avait pris par la voie électorale le pouvoir sur El Hierro dès 1979 et le conserva, sauf lors d’un mandat, jusqu’en 2011. Il présente la particularité d’avoir été animé, jusqu’en 2012, par Tomás Padrón, le responsable de l’unique centrale thermique de l’île du groupe Unelco Endesa qui fonctionne au fioul. Cette double casquette ou cette conjonction technico-politique favorisèrent la transition énergétique qui prit tout de même près de 30 ans (2).

Toutefois, le terrain avait été préparé par la transition écologique, déjà en route depuis les années 1940, qui fut un effort individuel, initié par le forestier Don Zósimo, puis collectif, consacré par le classement en 2000 de toute l’île en Réserve de la biosphère par l’UNESCO, au vu des succès suivants : fortification des activités traditionnelles avec les coopératives fruitières (bananes et ananas), laitières, fromagères, apicoles et halieutiques ; reforestation notamment avec des espèces locales ; plantation d’arbres fontaines et pose de filets attrape-brouillard ; redécouverte, sauvegarde et réintroduction du rarissime lézard géant endémique ; constructions fonctionnelles proches du land art, etc. Ce classement international prestigieux, montrant la bonne articulation entre tradition et innovation dans la communauté insulaire, permit de lever des fonds pour passer à la transition énergétique.

Depuis plusieurs décennies, les gens d’El Hierro ont considérablement changé leurs comportements adoptant des démarches concrètes de développement durable. La mobilité électrique et la fabrication de biodiesel commencent à se mettre en place. Sur une île où les coopératives et les mouvements politiques et citoyens sont très actifs, il ne faut pas oublier la Wi-fi gratuite partout dans les lieux de réunion tandis que l’éclairage public à LED se diffuse. Enfin, les sports au contact de la nature se développent y compris chez les îliens : trekking, photographie sous-marine, parapente, etc. Enfin, et ce n’est pas moins important, des artistes tels l’architecte et plasticien César Manrique et le guitariste, scientifique et défenseur de la nature Brian May du groupe Queen, ont été et sont associés à la démarche des gens d’El Hierro depuis les années 80.

Alain Gioda, chercheur en hydrosciences et expert du Débat national français sur la Transition Énergétique (DNTE de 2013), conclut l’article du site mediapart par cette phrase : « En conclusion, la transition énergétique chez nous il faut la commencer le tôt possible et aller d’un pas décidé avec une vision ou autrement dit une politique car elle est progressive et donc lente. Ainsi sur El Hierro, elle a mis au moins 28 ans (1986-2014) tandis que la transition écologique s’était étalée sur une bonne cinquantaine d’années (1947-2000) mais, d’autre part, ne programme-t-on pas une centrale hydraulique pour un bon siècle ? »

En France, EDF veut garder la main sur la production et la distribution de l’électricité. Les îles, quoique naturellement isolées, constituent des laboratoires pour expérimenter des alternatives. Et si ça marchait ? « Les outremers sont des terrains exceptionnels pour expérimenter de nouvelles solutions d’énergie, dit Alain Gioda. C’est sur le terrain, au niveau local, que les actions pour une transition énergétique seront les plus efficaces. »

« C’est un combat long, qui a pris plus de dix ans à El Hierro », rappelle Alain Gioda. Pour lui, l’essentiel est que les parties s’entendent. « EDF et IDSE ne doivent pas se voir comme des adversaires, mais comme des partenaires. » Mais comment travailler ensemble quand le rapport de force semble aussi déséquilibré ?

Depuis quelque temps, Patrick Saultier délaisse les plages de galets pour les couloirs du Palais Bourbon. Il veut faire entendre sa cause dans l’hémicycle. Les débats sur la transition énergétique sont l’occasion rêvée. « Nous demandons qu’une autre structure qu’EDF puisse assurer le service public de l’électricité pour les ZNI de moins de 100 000 habitants. » Son souhait n’est pas complètement utopique : à Mayotte, le service est assuré par une société anonyme d’économie mixte (EDM), détenue par le Conseil général, la filiale locale d’EDF et une entreprise privée.

De son côté, en 2016, après le rachat de la société de services énergétiques SolarCity et le lancement de la nouvelle gamme de batteries électriques domestiques Powerwall, Elon Musk – patron de Tesla Motors – confirme son appétit pour les énergies renouvelables en alimentant une île tout entière avec l’énergie photovoltaïque, la belle île solaire de Ta’u.

Ta’u peut dorénavant s’appeler «  L’île de Tesla  » ! Car Elon Musk y a relevé un défi des plus spectaculaires en permettant à une île de 600 habitants d’être entièrement autonome grâce à l’énergie solaire. Auparavant, la petite île des Samoa américaines devait importer du fioul depuis les États-Unis, à plus de 6000 km, pour produire son électricité. Avec cette nouvelle installation financée par les autorités locales et l’Agence américaine de protection de l’environnement, Ta’u peut enfin laisser tomber ses vieux générateurs polluants et ainsi économiser plus de 440 000 litres de diesel par an.

Sur l’île de Ta’u, SolarCity a installé 5 328 panneaux solaires et 60 Powerpacks Tesla – des batteries capables d’emmagasiner 6 Mwh d’électricité produite par les panneaux photovoltaïques. Ces batteries grand format mettent moins de 7 heures à se recharger entièrement, et peuvent stocker assez d’énergie pour alimenter l’île pendant 72 heures sans aucun rayon de soleil.

Mise en place en moins d’une année, cette petite ferme solaire est une petite révolution pour les citoyens de l’île. Keith Ahsoon, une insulaire citée sur le blog de SolarCity, se souvient très bien quand l’entreprise chargée de l’approvisionnement du fioul « n’avait pas été en mesure d’envoyer un seul bateau pendant deux mois ». Un souvenir assez amer pour cette femme, forcée d’assurer tous ses besoins en énergie avec de simples bougies.

  1. Lorène Lavocat pour http://www.reporterre.net
  2. http://blogs.mediapart.fr/blog/alain-gioda/240614/lindependance-energetique-del-hierro-ou-la-vitrine-espagnole-des-energies-renouvelables
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