Il y a une dizaine d’années, dans son dortoir de l’université de Princeton, Mark Herrema a eu cette révélation : « et si on récupérait le carbone de l’air pour fabriquer des objets ? » Cet étudiant canadien en sciences politiques qui étudie la chimie décide alors de s’associer avec un ami d’enfance, Kenton Kimmel, qui apprend à l’époque l’ingénierie biomédicale à l’université Northwestern.

Une fois leur diplôme en poche, ils font des petits boulots pour financer leurs recherches. « Je bossais comme groom et Kenton comme valet de chambre », se souvient Mark Herrema, qui raconte comment, pendant des années, ils ont travaillé quatorze à seize heures par jour – y compris les jours fériés – pour payer leurs factures et louer une salle de laboratoire pour tester leurs idées. Des spécialistes les mettent en garde contre la folie de l’entreprise. Non sans raison. Des scientifiques avaient passé des décennies à tenter de capter le carbone pour fabriquer du plastique, mais le processus s’était révélé trop onéreux. Les deux amis trouvent la solution en mettant au point un biocatalyseur dix fois plus efficace. Il extrait le carbone du gaz liquéfié et le transforme en une molécule de plastique à longue chaîne.

Résultat : à 31 ans, ils sont à la tête de la société Carbon Engineering Ltd (nommée Newlight Technologies à l’origine), qu’ils ont fondée en Californie, et de deux usines qui utilisent le méthane produit par des exploitations laitières pour faire de l’AirCarbon. Prévoyant à l’origine de fabriquer des chaises, des récipients alimentaires, des pièces automobiles, puis des coques pour les téléphones portables avec le plastique produit, ils se sont tournés depuis vers la production de carburants synthétiques.

« Je regrette de ne pas avoir eu cette idée moi-même », avoue William Dowd, ancien directeur du département de recherche et de développement en biotechnologie industrielle du groupe Dow Chemical. Des investisseurs en capital-risque lui avaient demandé de se pencher sur les travaux de Newlight Technologies, mais il avait hésité, doutant des chances de réussite. « J’ai été surpris par ce qu’ils ont été capables de faire. »

En 2015, Carbon Engineering a démarré les opérations de son usine pilote complète de bout en bout, située à Squamish, en Colombie-Britannique, au Canada. En fonctionnement, cette installation capte environ 1 tonne de CO2 atmosphérique par jour. En 2017, la société a intégré la capacité de synthèse de carburant dans l’usine pilote DAC et a converti le CO2 en carburant pour la première fois en décembre 2017.

Plus de 9 500 usines de capture d’air de Carbon Engineering seraient nécessaires pour compenser les émissions annuelles de CO2 des quelque 2 milliards de véhicules d’ici 2035, ce qui comprend les camions moyens et lourds qui émettent beaucoup plus de gaz à effet de serre que les véhicules de tourisme. Il en faudrait encore plus une fois que les émissions de l’aviation, de l’exploitation minière, de l’agriculture, de la construction et des non-véhicules sont prises en compte (1).

Parmi les investisseurs de Carbon Engineering, on trouve aussi le milliardaire canadien N. Murray Edwards, un magnat du pétrole qui a fait fortune dans les sables bitumeux de l’Alberta, la pire source de combustibles fossiles d’un point de vue environnemental. «Ce qui est comparable à un fabricant de cigarettes faisant des dons pour la recherche contre le cancer, avec des cancérologues qui accepteraient l’argent.» note malicieusement Clive Hamilton dans son livre ’Les apprentis sorciers du climat, Raisons et déraisons de la géo-ingénierie’ (2).

Envoyer du soufre dans la haute atmosphère pour réduire le rayonnement solaire qui atteint la Terre ? Transformer la chimie des océans du monde pour qu’ils absorbent plus de carbone ? Ces techniques de « géo-ingénierie » sont activement soutenues par les puissants de la planète : ils espèrent qu’elles leur permettront d’éviter la politique de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Mais est-ce la seule raison ? La géo-ingénierie va-t-elle saper les incitations à réduire les émissions ? Comment un gouvernement ne serait-il pas séduit par la solution technique qui écrase toutes les autres solutions techniques ? Imaginez simplement : plus besoin de s’attaquer aux puissantes compagnies pétrolières, plus besoin de taxer le pétrole et l’électricité, plus besoin de demander aux consommateurs de changer de mode de vie. Face au réchauffement climatique qui serait la preuve de la faillite de l’homme, la géo-ingénierie constitue la promesse du triomphe de son ingéniosité (2). Voilà les questions que soulèvent Clive Hamilton avec son livre.

En mai 2019, Carbon Engineering a annoncé son partenariat avec Oxy Low Carbon Ventures, LLC. (OLCV), une filiale d’Occidental Petroleum, pour concevoir et fabriquer une usine DAC à grande échelle capable de capturer 500 000 tonnes métriques de dioxyde de carbone dans l’air chaque année, qui serait utilisée dans les opérations de récupération assistée du pétrole d’OLCV et ensuite stockée sous terre de manière permanente. Située dans le bassin permien, la construction de l’usine devrait commencer en 2022, avec des opérations prévues pour 2024. En septembre 2019, Carbon Engineering a annoncé qu’elle augmentait la capacité de conception de l’usine de 500 000 tonnes métriques à un million de tonnes métriques de CO2 capturées par an.

1. https://en.wikipedia.org/wiki/Carbon_Engineering
2. Clive Hamilton, Les apprentis sorciers du climat, Ed. du Seuil, 10 octobre 2013, pour la traduction française.

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